Prémisse

La carte du Vinland se dessinait. Gorm régnait sur le Danemark. Il avait de Dame Thyre un fils Harald. C’était la guerre, chaque tribut rêvait de conquérir sa voisine.

Dame Thyre, de nature peureuse, craignait pour la vie de son fils de deux ans qu’elle sentait menacé de mille dangers dès qu’il s’éloignait avec les enfants des fermiers alentour. Un matin de mai, pour le garder à portée de vue, elle s’était installée sous le porche de leur maison le surveillant d’un œil distrait. Il vaquait innocemment aux activités habituelles des spécimens de son âge. C’est-à-dire le machouillage systématique de tout ce qui lui passait à portée de main, et un dialogue limité avec les autres habitants de leur petite maison, les poules et les canards.

Les disparitions d’enfants s’étaient faites de plus en plus fréquentes dans les environs. Bizarrement on ne retrouvait rien des enfants. Comme s’ils s’étaient volatilisés, passage furtif d’une petite vie. Les mères devenaient de plus en plus soucieuse et le moindre retard causait de grands soucis.

Elle avait préparé le repas traditionnel de son guerrier de mari, qui pour l’instant s’était reconverti en paisible fermier le temps d’une trêve avec leurs voisins. La période hivernale finissait et, des deux côtés, les réserves manquaient après la longue et froide saison. Ainsi on passait de la hache à la fourche sans se poser plus de questions, et le seul sang qui coulait était celui du bétail.

La marmite sifflait, une odeur agréable s’échappait de la cuisine. Elle se leva, et se dirigea vers les fourneaux pour répéter comme un automate tous les gestes qui permettent de passer d’un plat cru à un plat cuit….

Quand elle revint se poser sous le porche, elle ne remarqua pas tout de suite l’absence d’Harald. Son attention se porta d’abord sur le silence qui tout à coup s’était imposé.

Harald n’était plus là…

Innocence.

Harald avait été un enfant très précoce. Ses balbutiements s’étaient étonnement rapidement transformés en phrases vers l’âge d’une année. Il gambadait sur ses deux petites jambes potelées, ne montrant, si ce n’est la parole, finalement que peu de différence avec ses congénères du même âge. Pourtant on voyait dans ses grands yeux des interrogations bizarres et des passages rêveurs inhabituels d’un enfant de deux ans. Harald était de la race des surdoués. Son esprit se développait avec une rapidité extrême et hélas, personne n’était là pour le remarquer.

Ce matin là, l’air frais et le soleil lui rosissaient les joues. Son visage de poupon bien nourri et ses boucles blondes le faisaient ressembler aux chérubins que l’on trouvait peints dans des alcôves dédiées aux cultes d’anciens dieux.

Il était en grande conversation avec son ami le canard, habitué depuis longtemps à la présence de ce format réduit.

C’est alors qu’il sentit une douce chaleur près de lui. Levant la tête, une lumière vint l’éblouir. Rassurante il s’en approcha sans aucune peur, croyant sentir une présence amicale. C’est alors qu’il ressentit sur son cou un pincement froid qui le souleva dans les airs, et le projeta comme un vulgaire caillou en direction de la maison.

Contact

Le vaisseau s’était déjà mis en orbite depuis quelques minutes autour de la planète bleue. Les deux robots analysaient méthodiquement le périmètre désigné par la station Mère. Ils savaient que c’était l’endroit désigné pour récolter le spécimen qui avait été étiqueté deux ans auparavant, mais n’avaient pas encore réussi à le localiser.

Enfin leur détecteur signala la présence de l’échantillon recherché. Il passèrent dans le télétransporteur et se retrouvèrent en quelques instants devant la maison de Gorm. Harald, dont ils ne connaissaient pas le prénom, se trouvait à leurs pieds, bavant d’étonnement sur sa petite chemisette déjà tachée de ses escapades jardinières.

« C’est bien l’espèce recherchée ? » grésilla le premier robot, se remettant machinalement l’articulation de ce que l’on aurait pu appeler son bras gauche.

La télé transportation était au point pour les modèles sans défauts, mais mettait en évidence les anomalies de construction des plus vieux prototypes. C1, puisque c’était son nom, était de la première génération. Il savait qu’il allait devoir bientôt passer chez le réarticulateur mais sa paye de simple intervenant dans la station BIOI ne lui permettait pas d’espérer cette opération avant quelques centaines d’années.

Son acolyte ne souffrait de rien, évidemment. Nanti d’une famille aisée, il avait été conçu avec les nouveaux matériaux, à la pointe de la technologie. Ses circuits bourdonnaient joyeusement, graissés, entretenus régulièrement. C1 éprouvait un certain dégoût pour cette machine à qui tout était donné. Une forme de jalousie.

« Oui c’est bien lui » répondit-il. Leur conversation était inaudible, et seule une oreille attentive aurait pu percevoir le léger bourdonnement de leur échange. X1, son binôme, empoigna l’enfant par le cou à l’aide des deux pinces qui lui servaient de main et l’observa tranquillement. Il n’éprouvait rien devant cette petite masse de chaire vivante, si ce n’est un certain dégoût devant tant d’imperfection et de fragilité.Le regard de l’enfant était interrogateur, la surprise bien plus présente que la peur.

D’un geste précis et vif, X1 sortit l’aiguille de sa membrane et enfonça la pointe dans la colonne vertébrale de l’enfant. D’un coup sec il sectionna la partie qui l’intéressait puis balança négligemment le petit corps inerte. Les cendres grises s’envolèrent aux quatre coins de la ferme, aidées par la légère brise qui soufflait en cette matinée ensoleillée…

Les deux robots activèrent alors leur télétransporteur pour se retrouver immédiatement dans la navette. Ils examinèrent l’émetteur qu’ils avaient prélevé et l’introduisirent dans la capsule à échantillon avant de rapidement se remettre à leur place pour regagner la station Mère.

Tout s’était passé en quelques secondes. En bas, la prairie était calme, comme si rien ne s’était passé, et il ne flottait plus dans l’air qu’une petite odeur de chaire grillée.

La station mère

Les vaisseaux arrivaient des quatre coins de la galaxie dans cette sphère métallique, siège de la station Mère. Une myriade de lumières palpitaient fébrilement dans la nuit et faisaient ressembler de loin la planète artificielle à un énorme carrousel.

La navette s’arrima  avec précision et rapidité. C1 et X1 traversèrent les couloirs métalliques et silencieux pour amener immédiatement l’échantillon au laboratoire.

Le Bioborg qui les accueillit faisait toujours un effet dévastateur sur les circuits de C1. Il était équipé de puces détectrices de virus qui permettaient une sécurité optimale des laboratoires. Ses émissions sondaient toutes les machines en approche, détectant immédiatement une éventuelle anomalie.

C1 approcha anxieusement du robot, ayant repéré l’amas de tôles noircies et inertes qui gisaient dans un coin de la pièce aseptisée, victimes innocentes ou non. Il sentit ses circuits chauffer sous l’effet des différentes fréquences utilisées. Son régulateur explosa et son articulation gauche fondit doucement, mais il ne bougea pas, conscient que le moindre mouvement lui coûterait une élimination directe. Les consignes de sécurité étaient maximales dans le laboratoire et aucun doute n’était permis.

Impassible devant l’étendue des dégâts qu’avait subi C1, le Bioborg pris l’échantillon et disparut dans la salle blanche et lumineuse qui se trouvait derrière lui, sans même laisser échapper un grésillement de politesse.

Les murs luisaient et renvoyaient leurs images aux deux Cyborg, restés seuls dans la pièce. Pas une particule ne flottait dans l’habitacle stérilisé. C1 constata amèrement son état, réprimant un mouvement de rage en voyant que X1 n’avait pas souffert de l’opération de sécurité.

C1 et X1 se dirigèrent alors vers leurs places de recharge. Cela faisait 5 années qu’ils récoltaient des échantillons. Ils avaient appris à se connaître au cours de leurs missions mais n’en éprouvaient aucune sympathie l’un pour l’autre.

X1 entra dans sa cabine sans se retourner. Les circuits de C1 chauffaient encore et les idées se suivaient sans lien dans ce qui lui restait de mémoire vive. Machinalement, il entra dans la cabine, saisit le désarticuleur et se dirigea vers X1 d’un pas décidé. Le robot était connecté aux câbles d’alimentation, inerte et vulnérable.

Analyse

Le Bioborg apporta l’échantillon au cerveau de la station mère et le posa délicatement sur ses capteurs. La vertèbre, de laquelle sortaient quelques fils électriques entourés de chaire, disparut par une petite porte de la grande machine brillante et celle-ci commença à émettre en léger bourdonnement.

« Croyez vous que cela suffira? » demanda presque timidement le Bioborg. Pour toute réponse il ne reçut qu’un grognement électronique tout à fait clair.

Ils ne savaient plus depuis quand ils étaient là et jusqu’à quand ils le seraient. Leur monde de métal avait semblé bien terne pendant des milliers d’années. Leurs connaissances avaient augmenté au fil des années et les programmes d’apprentissage avaient permis de faire de nouvelles découvertes, de développer de nouvelles fonctions pour leur corps de moins en moins limité.

Ils avaient alors rassemblé toute leur technologie dans la station Mère, livrant ainsi leur avenir à cette machine aux capacités incroyables et lui déchargeant la lourde responsabilité de leur vie et de l’ennui qui depuis longtemps en résultait.

Mais tout avait changé quand quelques années auparavant ils avaient découvert l’homme.

Les vices et qualités de l’humain avaient permis d’entrevoir de nouvelles émotions. Toutes ces choses normalement inaccessibles à leurs circuits avaient été analysées, codées et implantées aux nantis qui pouvaient se le permettre. Ainsi un nouveau monde de sensations s’était ouvert dans leur univers blasé de circuits vieillissants.

La colère avait été la première exploitée, puis la haine, la compassion, l’amour.

Cela faisait maintenant dix ans qu’ils avaient trouvé la dernière émotion que l’homme pouvait apporter à leur vie binaire. Les consommateurs s’impatientaient de ces nouvelles découvertes, développant des symptômes d’accoutumances aux impressions fortes qu’elles laissaient sur leurs circuits.

Mais les plus subtiles d’entre elles restaient particulièrement difficile à atteindre et tous les tests avaient jusqu’alors été décevants. Des milliers d’échantillons avaient été prélevés sur des spécimens sélectionnés dans les planètes d’élevage, mais rien n’avait permis de les isoler précisément. On avait seulement réussi à déterminer que pour la plupart elles étaient présentes en grande quantité chez les sujets jeunes, et possédant certaines prédispositions naturelles, souvent héréditaires.

La station Mère arrêta enfin son bourdonnement. La porte s’ouvrit et rejeta furieusement l’échantillon de vertèbre.

« Alors ? » se hasarda le bioborg, même s’il connaissait la réponse.

« Il me faut un nouvel échantillon » grommela l’énorme masse grise.

Prologue

C1 sentit son bip vibrer et se dirigea rapidement vers la navette, remettant maladroitement un bras gauche neuf et brillant. Dans la cabine de charge une forme grise gisait, laissant dépasser une aiguille ou une pince métallique par endroit.

Le Cyborg embarqua seul, ignorant les appels de mise en garde. La navette s’alluma et lâcha les points d’arrimage. Il décrypta rapidement l’ordre de mission et programma la trajectoire pour la planète choisie.

Cette fois-ci il le sentait, il allait le trouver cet échantillon d’émerveillement.

Tendances