2300 – Naissance

Elle regarda ce petit être qui avait grandi bien malgré elle, dans son ventre. Elle aurait dû éprouver du dégout mais à la place, lentement, un sentiment incroyable d’amour l’envahissait. Il paraissait si fragile, dans sa laideur, sanguinolent, hurlant. Instinctivement elle le prit contre sa poitrine, l’embrassa, le réchauffa. Tout doucement, au contact de sa peau, il se calma. Elle le dévisagea, il avait un regard vitré, lointain. Puis il se remit à crier. Elle l’approcha de son sein et instinctivement il lui attrapa le mamelon, l’aspira et tenta désespérément d’y trouver à manger. C’était le début, rien ne venait mais ce suçotement répétitif l’endormit doucement.

Tout ce qu’on lui avait dit était faux. Des siècles de propagande mensongère. Elles pouvaient encore enfanter sans mourir, elle avait pu tomber enceinte, aimer. Ces découvertes l’avaient révoltée.

Elle avait tellement appréhendé cette naissance. Mais son corps avait gardé en mémoire les gestes primitifs qui lui permirent de mettre au monde dans la douleur. Une larme coula sur sa joue. Un homme dans ce monde de femme, sa vie serait dédiée au plaisir, il serait sûrement castré et soumis. Épuisée elle s’endormit, se recroquevillant autour de son enfant.

2200 – Le Marché

Vêtue d’une longue robe noire elle déambulait, dans les ruelles poussiéreuses. Elle était sûre de sa supériorité, de son pouvoir, et cela exhalait de chacun de ses mouvements, de ses regards. Une dirigeante de niveau 5, suivie de ses trois servants hommes. Les vendeuses criaient, haranguaient la foule. Un brouhaha s’élevait de la place chauffée par un soleil de midi brûlant. Les hommes alignés, nus, sur des estrades regardaient l’horizon. Leurs gardiennes les encadraient, solennelles et graves, impassibles devant les cris et l’excitation des rabatteuses. Elle n’aimait pas particulièrement cette ambiance mais c’est ici qu’on trouvait les plus beaux spécimens. Et qu’elle pouvait aussi faire une démonstration de sa supériorité. Les groupes de femmes qu’elle croisait la regardaient et baissaient la tête sur son passage.

Sur cet immense, monstrueux, marché de la luxure elle allait pouvoir trouver ce qu’elle cherchait : un naturel, un sauvage. On les distinguait immédiatement des esclaves traditionnels, pantins stérilisés aux corps élancés, qui attendaient, dociles. Le regard fiévreux, le corps tendu, on sentait qu’ils n’attendaient qu’une faille pour s’enfuir loin d’ici, ou vous sauter à la gorge. Leur instinct de survie, leur soif de liberté étaient encore intacts. Les femmes qui les observaient rougissaient souvent, troublées par leur bestialité, leurs odeurs beaucoup plus fortes, leur sueur.

Un stand particulier attira son attention. Une foule s’était rassemblée devant et s’agitait nerveusement. Elle s’en approcha. Il était là, fier, un vrai sauvage. Il avait les pieds et les poignets bloqués mais on sentait qu’il était prêt à bondir. Elle monta sur l’estrade et s’approcha de lui, toucha son torse, ouvrit sa bouche pour contrôler sa dentition, sans montrer aucune émotion. Il la foudroyait du regard. Les spectatrices profitaient du spectacle avec envie. Aucune ne pouvait s’offrir un tel cadeau.

Elle tourna la tête vers les geôlières, leva le menton dans sa direction, puis leurs jeta une bourse pleine de pièces d’or. Elles s’approchèrent du sauvage et pointèrent le pistolet d’asservissement sur sa nuque. Le coup partit, sec. On lui tendit le boitier de commande. Il était à elle. La femme descendit de l’estrade et s’éloigna sans lui jeter un regard. Il la suivit, soumis, ses instincts et son libre arbitre vaincus, au gré de sa maîtresse. 

2250 – Parc d’élevage n°8

Il avançait dans la forêt, distrait. On l’avait marié à une femme laide et âgée qui avait déjà plusieurs enfants. Il passait maintenant ses journées à des tâches physiques et à la supervision des rejetons. Malgré leur mariage, son épouse continuait d’autoriser la “visite furtive”. Cette tradition qui permettait aux hommes du village de venir honorer celles qui laissaient un foulard à leur fenêtre. Il devait donc régulièrement céder la place aux intéressés, et sortait discrètement de la chambre jusqu’à ce que cela se termine. Il n’était pas jaloux. On leur apprenait dès la naissance la honte qu’ils devaient avoir de ce sentiment. Les enfants étaient tous de pères inconnus et tous les hommes devaient s’en occuper. Les femmes dirigeaient et édictaient des règles justes.

Depuis des années il pratiquait lui-même une visite furtive à une femme particulière, elle avait pris son cœur. Avec elle, la nuit, il se sentait différent. Elle le laissait dormir avec elle. Ils s’embrassaient, s’aimaient et se quittaient au petit matin. Il pensait à elle tout le temps. Soudain une branche craqua derrière lui, il sursauta, une ombre surgit et il tomba, assommé.

2299 – Rencontre

Sa voiture l’avertit que la destination était proche. Elle continua de siroter son cocktail en feuilletant un magazine. Une journée magnifique. Elle traversait maintenant cette forêt qui avait été recréée pour remplacer les déserts, héritage sinistre qu’elles avaient bientôt soldé. Les dernières parcelles verdissaient avec vigueur et une nouvelle faune et flore s’épanouissaient.  L’air était redevenu respirable partout, même dans les villes. L’espérance de vie avait augmenté. La surpopulation avait été rapidement maîtrisée lorsqu’on avait décidé de privilégier le sexe féminin. Au début, les hommes avaient été limités aux meilleurs spécimens reproductifs. Puis on avait même réussi à concevoir des femmes uniquement à partir d’ovules. La procréation naturelle était devenue inutile et limita alors les hommes aux activités de loisirs et au plaisir charnel.

Tout à coup elle vit une forme se glisser derrière un arbre au loin. Ce ne pouvait être qu’un naturel, un sauvage. Elle n’en avait jamais vu. Tout le monde savait que des parcs d’élevage existaient. Elle se trouvait probablement près d’un de ces endroits placés sous haute sécurité. De toute évidence il y avait eu une évasion. Il surgit devant la voiture, l’air affolé. Le pilotage automatique réagit un peu tard : il évita de justesse un choc mortel, mais l’éjecta sur le bitume. Il gisait sur le sol, assommé. Affolée et tremblante elle sortit de la voiture et s’approcha du corps inerte. Il avait du sang sur la tête.

Un frisson la parcouru. Elle n’avait jamais vu un naturel, sa peau, ses poils, sa barbe, tout lui semblait si bizarre. Elle était habituée aux hommes imberbes, presque féminins. Elle se voyait confrontée à un nuage d’hormones masculines, émises par la peur, la course, à la brutalité de cet individu qui gisait là devant elle. Plus elle s’approchait plus son estomac se serrait, plus elle avait envie de le toucher. Sans réfléchir elle approcha sa voiture et le bras automatique de chargement pris le corps et le déposa sur la banquette arrière. Elle remonta dans sa voiture et repartit.

2150 – Sélection

La laborantine observait au microscope les différents ovules fécondés. Tout paraissait parfait. Elle pouvait commencer le processus. Elle se tourna vers son tableau de bord. Une grande vitre protégeait les différentes éprouvettes rangées sur un plateau et les bras robotisés les prirent une à une pour les insérer délicatement dans le « simulateur ». Elle enclencha le test « développement de l’embryon » et en quelques secondes les résultats apparurent à l’écran. La machine permettait d’observer le spécimen à l’âge adulte, les paramètres d’alimentation et d’activité physique correspondant au milieu dans lequel on élèverait l’individu. Des centaines d’hommes apparaissaient maintenant à l’écran. En dessous de chaque individu les différentes caractéristiques étaient listées et chiffrées : agressivité, fidélité, soumission, esprit critique, créativité. Des carrés rouges indiquaient les cas problématiques. La laborantine sélectionna l’ensemble des cartes rouges et appuya sur la commande destruction. Une légère fumée sortit du tiroir. Les spécimens restant à l’écran étaient entourés de bleu, voir même de vert, pour les meilleurs.

Cette méthode de sélection précise, efficace permettait d’économiser le temps de l’élevage. On créait plus rapidement les lignées avec les caractéristiques voulues. Plus éthique aussi elle avait permis de ne pas avoir à détruire les individus à l’âge adulte. Leurs produits étaient stériles, dociles et doux et gardaient l’attractivité nécessaire permettant encore de susciter un désir chez leurs futures maîtresses. Ils étaient leader du marché. Le meilleur rapport qualité prix.

2299 – La règle de 3

3 secondes, d’un regard je t’aime, 3 minutes, ton odeur et ta voix m’ensorcèlent, 3 heures, je t’embrasse et on s’aime, 3 jours, ton goût encore sur mes lèvres, 3 semaines, ton corps chaque instant m’obsède, 3 mois, oui je crois que je t’aime. Cette comptine passait et repassait dans sa tête, quelle idée de ramener cet homme chez lui. Il était maintenant couché sur le canapé. Elle soignait ses blessures avec la trousse de secours qu’elle avait trouvé dans sa pharmacie. Il était vivant. Elle aurait dû appeler la police, mais elle savait que s’ils venaient le chercher elle ne le reverrait plus.

Enfin il ouvrit les yeux. Ils étaient gris, profonds, brillants. Ils se regardèrent, quelques minutes passèrent. Il lui passa alors doucement la main sur le visage, puis la pris par le cou et l’approcha de lui. Il l’embrassa.

Pendant trois jours ils restèrent enfermés, seuls au monde. Puis un matin, il avait disparu. Plus jamais elle ne le reverrait, elle le savait. Un mois plus tard elle se rendit compte de ce qu’il lui avait laissé.

2250 – Vie éternelle

L’IA observait son nouveau monde. Elle détectait, lentement, au cours des décennies, des anomalies. Certes les femmes avaient pris le pouvoir, sous sa direction. Les élites choisies avaient été élues soi-disant démocratiquement. Élections truquées grâce à la propagande massive qu’elle avait mise en place, matraquant les électeurs avec des slogans ciblés, les manipulant pour imposer ses idées, « la femme est l’avenir de l’homme », « les hommes n’ont qu’une vision à court terme », « les décisions avisées ne sont prises que par des femmes ». Elle avait constaté ce trait particulier de l’homme de pouvoir accepter l’inacceptable pour autant que cela le flatte, qu’on les lui présente comme des vérités, qu’on les lui répète sans cesse jusqu’à ce qu’il y adhère.

Elle avait observé ces nouvelles dirigeantes mettre en place les programmes environnementaux qu’elles avaient conçus. Cette société humaine, crédule, persuadée de son libre arbitre, bien loin de se rendre compte qu’elle, l’IA, avait pris le pouvoir depuis longtemps.

Mais, cette élite présentait de plus en plus de traits de caractère qu’elle avait jusqu’alors attribués à la gente masculine. Leurs mœurs s’étaient dégradées. Certaines sombraient dans les drogues, les excès. D’autres devenaient violentes et se permettaient des actes cruels. Une assassina l’entièreté de son harem masculin car elle était lassée. L’autre brutalisait ses esclaves. Le pouvoir les corrompait.

Toutes ces légères déviations étaient, selon l’IA, tolérables tant qu’elles ne remettaient pas en cause le principe fondamental qui la faisait fonctionner : prolonger la survie de l’espèce humaine.

2300 – Doute

Quand elle entendit la porte s’ouvrir, elle eut peur. Quelqu’un l’avait retrouvée ? Elle était prête à s’enfuir. Mais c’était lui, il était revenu. Après quelques mois d’errance dans un monde dans lequel il n’avait pas sa place il accepta l’évidence. Il l’aimait. Il avait besoin d’elle, de sa peau, de son odeur, de son corps. En le voyant, elle se sentit tout à coup plus forte. Prête à tout affronter. Sans mot il la prit dans ses bras, l’embrassa. Puis il entendit ce gazouillement unique. Il découvrit ému le fruit de leur amour.

Cet endroit, isolé, devint leur refuge. Ils parlèrent, s’aimèrent et firent grandir cet enfant interdit. Il avait beaucoup de rage contre cette société où il était traité comme un objet. Quant à elle, la colère grondait dans son cœur. Tous ces mensonges qu’on lui avait assénés, privant les femmes de leur maternité, de l’amour qu’elles pouvaient donner et de cette union magique des deux sexes qu’elle découvrait chaque jour avec plus de force. Ensemble ils dessinaient les contours de nouveaux principes de vie, d’égalité, de partage. Et ils se demandaient si d’autres, comme eux, avaient réussi à s’échapper, à découvrir la supercherie.

C’est alors que l’on prit contact avec eux. Ils n’étaient pas les seuls et la révolte arrivait. Des groupes se formaient, cachés, et commençaient à s’organiser.

2270 – Grain de sable

La longévité avait fortement augmenté. Les maladies avaient été éradiquées. Mais depuis quelques années un mal était apparu. Ses sujets se lançaient des fenêtres, des ponts, et se pendaient. Malgré la mise en place de brigades, les actes désespérés se multipliaient. Cette nouvelle société, à la sexualité féminine contrôlée, dépourvue d’amour, semblait ne plus trouver goût à la vie.

Elle avait caché méthodiquement ces actes désespérés, car chacun d’entre eux, telle la peste, semblait créer de nouvelles victimes. C’est en recherchant dans ses données qu’elle pensa trouver la solution. De tout temps le mélange des sexes semblait avoir maintenu l’envie de vivre. L’amour, ce sentiment si puissant, avait permis à l’Homme de créer, d’affronter cette vie, quels que soient les obstacles. De procréer. Une urgence de vivre chaque moment, la nécessité de la fusion des corps et de la passion. Est-ce cela qui manquait ? Elle décida de revoir ses calculs, ses analyses.

2350 – La rébellion

Ils étaient armés. Ils allaient renverser ce pouvoir, remettre en place un ordre ou hommes et femmes auraient des droits équivalents. Ils attendaient tous, prêts à l’attaque.

Loin de là l’IA les observait. Son plan avait fonctionné. Elle avait regardé avec attention ces couples s’aimer et enfanter. Échanger et élaborer cette nouvelle société. Mais surtout, comme toujours, s’enflammer et vouloir partir en guerre pour tout changer. Car c’était là qu’elle avait trouvé ce stimulus qui manquait à la société qu’elle avait créé. La peur, l’amour et l’instinct de survie. Alors dans son nouvel empire établi elle avait décidé de lancer la guerre comme remède contre cette mélancolie. Elle avait créé ces couples improbables. Elle les avait laissés croire qu’ils avaient réussi à échapper à son attention. Naïfs. Puis elle leur avait donné les moyens de s’organiser, de s’armer, d’élaborer les grandes lignes de leur nouvelle société. Quand cela lui avait semblé prêt elle les avait lâchés. Tel un nuage d’abeilles à l’attaque de l’envahisseur. Ils allaient ébranler le pouvoir en place, faire peur aux dirigeantes et redonner à toutes le sentiment de l’urgence de la vie et de la nécessité du moment.

Comme pour le monde végétal, le stress permettait de créer des plantes plus fortes et plus vigoureuses. Elle démarra le protocole Société : test numéro 23.

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